Cuisiner l’héritage?

Le sous-titre de ce blogue mérite explication. En effet, ayant défini le sujet principal de celui-ci comme étant les nourritures totalitaires, on pourrait s’interroger à savoir de quel héritage on parle : l’héritage nazi? En fait, depuis le début de mes recherches sur ce sujet, j’ai rencontré beaucoup de résistances de la part de gens pour qui parler même de «gastronomie nazie» est un oxymore qui joint une chose positive en soi (la gastronomie) avec une autre, condamnable (le nazisme), dont il n’y aurait rien de bon à tirer et dont le souvenir ne devrait être convoqué que pour la condamner. Étrangement, je ne rencontre jamais ce genre de critiques quand je parle de gastronomie soviétique. Les deux systèmes ont pourtant été presque aussi sanglants et meurtriers : le nazisme a fait 11 millions de victimes civiles, le stalinisme 9 millions, selon les calculs de Tim Snyder et d’autres historiens. Ce n’est bien sûr pas ces deux millions qui peuvent expliquer cette différence d’attitude envers les deux systèmes, mais bien le fait que le nazisme était une idéologie raciste qui voulait le bien uniquement des aryens, tandis que le communisme, en principe, cherchait à améliorer le sort des ouvriers, quelle que soit leur couleur de peau. Dans les faits, le communisme soviétique a systématiquement dénigré la valeur de la vie humaine, comme je l’avais montré dans ma thèse de doctorat. On serait donc en droit de lever également le sourcil devant des recettes soviétiques qu’un historien comme moi souhaiterait présenter comme particulièrement pertinentes en contexte de lutte contre le gaspillage alimentaire et le changement climatique. Pourtant, quand on se focalise sur l’alimentaire, il y a dans ces deux systèmes des idées qui ne devraient pas être condamnées à l’oubli trop rapidement. J’avais tenté d’expliquer ce point de vue dans une vidéo réalisée par le service des communications de mon université. Assurément, l’art d’apprêter les restes, celui de la fermentation ou encore l’utilisation des fanes des légumes méritent qu’on leur consacre ce blogue, quitte à rappeler aussi souvent qu’il le faut le caractère meurtrier de ces deux régimes.

D’ailleurs, ce blogue fera aussi place à la gastronomie en dehors de ces contextes totalitaires. «Cuisiner l’héritage» sera également le titre d’un ouvrage collectif issu de ma classe en cuisine (j’emprunte cette expression – avec son autorisation – à Gwenaëlle Reyt qui avait signé l’article dans Le Devoir sur cette expérience pédagogique). Ken Albala a accepté d’écrire la préface à ce collectif qui devrait paraître l’an prochain. Le livre couvre la France médiévale, Byzance, la Nouvelle-France, Istanbul au XIXe siècle, l’Alsace, le Québec contemporain et l’URSS de Staline. L’héritage est donc ici à comprendre au sens large. Le collectif réunira les textes de deux étudiants qui, cet été, ont réalisé pour le jardin ancestral autochtone du département d’histoire de l’UdeS une pancarte expliquant (avec une carte) la dispersion historique du système agraire des «trois soeurs». Lysanne O’Bomsawin viendra cuisiner l’héritage pour nous prochainement.

Joshua Vachon et Antoine Gauthier-Trépanier devant la pancarte qu’ils ont réalisée pour le jardin ancestral autochtone du département d’histoire de l’UdeS. Le cadre de la pancarte a été entièrement réalisé avec du bois recyclé par mon père.

On nous a volé des courges algonquines cette année, beaucoup en fait, pendant les initiations de la rentrée (ce qui veut dire qu’elles ont probablement fini en ersatz de ballons de football). Mais heureusement les voleurs ne les ont pas toutes trouvées et nous serons en mesure de cuisiner la récolte comme l’an dernier, en suivant les recettes que nous enseignera Lysanne. L’an dernier, c’était mon amie Valérie Delaronde qui nous avait montré des recettes de Kahnawake. Par contre, pas de haricots Mohawks du jardin au menu cette année car les scarabées japonais ont dévoré nos plants. Nous avons cultivé cet été du maïs multicolore, qui est surtout ornemental, mais correspond davantage à la description faite par Jacques Cartier du maïs cultivé par les Iroquois du Saint-Laurent. La plupart des semences ont été achetées dans la boutique en ligne de Terre Promise. Avec le maïs de l’an dernier, j’aurais souhaité brasser une bière traditionnelle sud-américaine, la chicha, qui exige que les participants mâchent le maïs et le recrachent ensuite dans la marmite. Les enzymes de la salive transforment alors l’amidon en sucre, que les levures transforment ensuite en alcool, mais une amie m’a convaincu que ce n’était pas hygiénique, même si le contenu aurait bouilli une heure. Patrick McGovern (l’«Indiana Jones des bières oubliées») l’a fait, lui, avec beaucoup de succès, comme en témoigne cet article. Comme quoi, «cuisiner l’héritage» pose toutes sortes de questions, d’éthique comme d’hygiène…

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